jeudi 10 juillet 2014

«La high-tech nous envoie dans le mur»

Face à la baisse des ressources, l’ingénieur Philippe Bihouix estime que notre monde se perd en innovations énergivores et polluantes. Pour lui, une autre voix est possible : les basses technologies.
 

 
De tout temps, la technologie est venue à la rescousse des problèmes que l’humanité s’était elle-même créés. Face à la déplétion des ressources, aux changements climatiques, aux pollutions des sols, des nappes phréatiques et de l’air… seules l’innovation et les hautes technologiques apporteraient leur lot de réponses. C’est faux, assure l’ingénieur Philippe Bihouix dans l’Age des low-tech (Seuil), un ouvrage célébrant les basses technologies. L’ère de l’ingénieur thaumaturge est révolue.
Vous prétendez que les technologies ne portent plus les solutions qu’elles promettent. Pourquoi ?
Il faut désormais admettre qu’on ne va pas s’en sortir avec des solutions technologiques, loin de là. Il ne s’agit pas de consommer comme on veut, de jeter la canette de soda dans la bonne poubelle et de laisser les ingénieurs se charger du reste. Ces technologies sont imparfaites. On dit qu’avec l’économie circulaire on va pouvoir tout recycler à l’infini. En réalité, c’est faux : on ne gratte pas la peinture au cuivre et à l’étain des carcasses de bateaux qui sont démantelés au Bangladesh ou en Inde.
Par exemple, 95% du titane extrait est utilisé comme colorant blanc universel. On le retrouve partout, dans les matières plastiques, les dentifrices, les crèmes solaires, les peintures… on ne peut pas le récupérer. Même chose pour une partie du chrome, du cobalt, du zinc, de l’antimoine. Et même sans ces utilisations dispersives, le recyclage entraîne souvent une dégradation de l’usage. Difficile de refaire des bouteilles en plastique à partir de bouteilles recyclées, un pare-brise avec du verre coloré, ou un acier noble à base de ferrailles mélangées.
Les technologies de l’information et de la communication dématérialisent l’économie, ce qui ménage énergie et ressources…
Plus il y a d’électronique, plus c’est compliqué : on retrouve des dizaines de métaux dans les appareils, en quantités trop faibles pour les récupérer. Plus on est high-tech, moins on fabrique de produits recyclables et plus on utilise des ressources rares dont on va inexorablement manquer. Avec les nanotechnologies, on nous dit : c’est plus petit, ça consomme moins de ressources, on va remplir les mêmes fonctionnalités avec moins de matière… Mais en réalité, les nanomatériaux incorporent du titane, de l’or, du zinc, et on les disperse encore plus.
La bonne foi des consommateurs ne suffit pas, c’est la conception des objets qui pose souci. Le high-tech nous envoie dans le mur.
Autre constat : on a un énorme problème d’échelle. Si l’on voulait produire avec des panneaux solaires les 22 000 térawatt-heures d’électricité consommés mondialement, il faudrait l’équivalent de cinq siècles de production au rythme actuel. Quant aux agro-ressources, l’ensemble des résidus agricoles de la planète ne suffirait pas à couvrir notre seule consommation de plastiques. Faire reposer notre avenir sur des solutions aussi incertaines est absurde !
Alors qu’est-ce que la low-tech, concrètement ?
C’est d’abord une réflexion sur les besoins. D’après moi, il existe les écologistes de l’offre et les écologistes de la demande. Les premiers prétendent trouver des alternatives au nucléaire, au pétrole ou au charbon en lançant un programme massif d’énergies renouvelables avec de l’éolien offshore, du photovoltaïque… Les seconds s’interrogent : si on doit faire des choix, de quoi peut-on se passer le plus facilement ? Ne faut-il pas commencer par démonter les panneaux publicitaires énergivores installés dans les couloirs du métro, les magasins, les cafés, etc. ? Je pense qu’on vivait plutôt bien sans. Comment expliquera-t-on aux générations futures qu’on transportait de l’eau en bouteille sur des centaines de kilomètres en prétendant que c’était plus écologique puisque bouteilles et bouchons se recyclaient de mieux en mieux ? Comment justifierons-nous des innovations aussi stupides que les chaussettes «anti-odeurs» dans lesquelles on a glissé du nano-argent ? On extrait de l’argent de mines pour le disperser dans des chaussettes ! Après dix lavages, on le retrouve dans les stations d’épuration. Sur 20 000 tonnes d’argent produites par an, on en disperse au moins 500 pour de telles innovations.
Il est bien plus facile de passer à la civilisation du vélo que de déployer la voiture électrique ou d’inventer une «voiture propre» qui restera toujours un oxymore. Non seulement c’est plus simple, mais ce serait sans doute aussi beaucoup plus sympa. Ne vaut-il pas mieux se contraindre un peu, réviser notre rapport à la mobilité, s’organiser différemment, plutôt que de se perdre dans une course éperdue, dans une compétition mondiale exacerbée ?
Prenons une technologie non recyclable par excellence, l’industrie nucléaire, pensez-vous que nous saurons démanteler nos 58 réacteurs ?
Aujourd’hui, on se demande si le bon montant a été provisionné pour les démantèlements. C’est fallacieux. Quel qu’il soit, la vraie question est de savoir si, au moment où nous devrons démanteler, nous disposerons encore d’un macrosystème technique capable de le faire. Ce processus consomme énergie et ressources, il faut des zones de stockage, des moyens de transports, des ingénieurs et techniciens formés et motivés, des robots pour déconstruire des outils dont on ne pourra s’approcher. Ce système sera-t-il encore en place à l’horizon des démantèlements, horizon que l’on repousse d’ailleurs sans cesse ? J’anticipe plutôt que nous ferons de nos vieilles centrales des zones taboues.
Sans énergie, il n’y a pas d’innovation et sans innovation, une société complexe comme la nôtre s’effondre…
Certes, mais en focalisant sur l’énergie, on biaise le problème car il suffirait de trouver une ressource abondante pour s’affranchir d’une réflexion plus globale. Or, il y a aussi la question plus large des ressources, comme les métaux ou les terres arables. Par ailleurs, je reste circonspect sur l’éventualité d’un effondrement brutal. Je pense plutôt que se déplacer, se faire soigner, s’alimenter etc., va devenir de plus en plus compliqué, cher, de manière pénible mais assez graduelle. Cela a sans doute déjà démarré.
Comment expliquer notre appétence pour l’innovation ?
Le collectif grenoblois Pièces et main-d’œuvre, connu pour ses positions antiscientistes, explique que nous sommes «enchâssés» dans un système technique auquel il est impossible d’échapper. Il me semble que c’est le bon terme. Il existe aussi un effet d’emballement lié aux productions intermédiaires. Par exemple, la santé insolente de l’Allemagne dans une Europe en crise, passe, entre autres, par l’exportation de laminoirs pour des usines sidérurgiques vers la Chine et l’Inde. Or, le système s’auto-alimente : le parc de ces machines-outils fait plus que se renouveler, il augmente ; mécaniquement, la production finale va elle aussi augmenter. Si je fabrique et vends des grues, qu’adviendra-t-il des employés si on arrête de bétonner le peu de nature qui reste ? Le système est bordé de toutes parts et je ne suis pas très optimiste sur notre capacité à enclencher une dynamique inverse. Pourtant, techniquement, une baisse drastique des ressources consommées serait absolument faisable, tout en conservant l’essentiel de notre «confort».
Que faudrait-il tenter pour changer les choses ?
Il existe deux gammes d’action, la première, le signal-prix, la taxe, l’incitation… qui sont les seules méthodes auxquelles on croit. La deuxième, c’est la réglementation, le pouvoir normatif qui va de l’interdiction pure et simple à l’obligation. Nous pourrions imposer aux fabricants des durées de vie minimum de leurs produits ou des conditions de reprise obligatoire pour éviter l’obsolescence programmée. On n’utilise pas assez le volet réglementaire, lui préférant toujours le marché.
Mais les gens aiment consommer ! Peut-on fabriquer autrement les objets, consommer d’une autre façon ?
Il faut concevoir des objets plus simples, privilégier le monomatériau, réduire le contenu électronique : le thermomètre à alcool plutôt qu’à affichage digital ! Ensuite mettre en place le réseau de récupération, réparation, revente, partage des objets du quotidien, outils, jouets, petit électroménager… Dans l’automobile - avant d’apprendre à s’en passer -, supprimer les gadgets électroniques, brider la puissance et alléger, rechaper les pneus au lieu de les remplacer, comme pour les camions… Revoir profondément la distribution et la logistique des produits alimentaires et d’hygiène pour générer moins de déchets, en particulier d’emballage : des «formats uniques» de bouteilles, de pots de yaourt et de flacons, avec consigne et réutilisation généralisées, production locale - en pharmacie ? - dentifrices et cosmétiques pour éviter les produits chimiques antibactériens…
Comment expliquez-vous la surdité du monde politique à l’égard des enjeux que vous explorez ?
Aujourd’hui, comment se faire élire sans promettre monts et merveilles ? La principale terreur de nos gouvernants est de détruire des emplois. Il faudrait parvenir à faire comprendre que la décroissance, c’est l’emploi ! Tandis que la croissance, désormais disparue, a détruit le petit commerce et l’artisanat, a délocalisé l’industrie - et bientôt les services -, il existe un gisement d’activité dans l’agriculture à plus petite échelle, la production industrielle locale, les réseaux d’entretien et de réparation…
On va vous taxer de néopoujadisme, voire d’accointances avec certaines idées développées par le FN…
Il faut relire le philosophe Jean-Claude Michéa. Dans Impasse Adam Smith (1), il explique comment la gauche s’est convertie au libéralisme. En renonçant, au début des années 80, à tout programme économique alternatif, elle s’est réfugiée dans un «libéralisme politique» à outrance. Dès lors qu’à gauche, on ne se distingue plus de la droite sur les questions économiques, alors il ne reste plus qu’à mettre en avant les questions sociétales comme le mariage pour tous. Et cette dissolution entre gauche et droite est aujourd’hui le meilleur allié du FN.

(1) Flammarion, Coll. Champs Essais, 2010, 184 pp., 8,20 €.
 
Recueilli par Laure Noualhat
 

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